Depuis que le respect et la promotion des droits humains sont devenus des préoccupations internationales majeures, des forces nouvelles ont su se mobiliser partout dans le monde pour mettre en application une justice efficace face aux crimes commis par des gouvernements autoritaires ou dans le cadre des conflits armés.

En étant l’aspect le plus important de la promotion et de la défense des droits humains, la lutte contre l’impunité[1] est devenue une manière de construire et de  renforcer la citoyenneté. Ceci est autant valable pour les luttes citoyennes que pour les processus de réforme institutionnelle au niveau des États. La Colombie ne fait pas exception. Signataire du Statut de Rome, l’État a accepté de se soumettre à l’impératif international de justice en cas de crimes de masse et de s’en remettre à la compétence de la Cour pénale internationale. Suite à cette ratification, la situation en Colombie  fait l’objet d’un examen préliminaire mené par le bureau du Procureur depuis juin 2004[2]. En parallèle, un nombre important d’organisations locales et défenseur.e.s des droits humains considèrent que la construction de la paix ne peut se faire sans le respect des droits de vérité, de justice, de réparation et de non-répétition. Néanmoins, la dégradation des conditions actuelles de la vie citoyenne, ainsi que de l’activité des organisations et des défenseur.e.s, en partie à cause de l’utilisation des institutions de sécurité à l’encontre de leurs activités, fait de la lutte pour la justice en Colombie une véritable lutte pour le droit.

En théorie du Droit, cette expression porte un sens très spécifique, mais l’expérience de luttes contre l’impunité dans les conditions présentes en donne un sens nouveau. Celles-ci peuvent être considérées comme de véritables luttes pour le droit en ce que la revendication de justice passe nécessairement par la lutte pour la ré-institutionnalisation des rapports entre les pouvoirs publics ou privés et les citoyens. L’avocat Reinaldo Villalba[3] le fait savoir lorsqu’il parle des difficultés de la mise en œuvre de l’accord de paix de 2016. Une bonne partie de l’énergie investie par des avocat.e.s, activistes et fonctionnaires public/que.s pour « faire justice », suggère Maître Villalba, exige un travail acharné en faveur de l’application de la loi, du respect des décisions judiciaires, et du rétablissement et renforcement des voies institutionnelles.

La difficulté augmente notamment du fait des militaires, qui attaquent le travail en faveur des droits humains, accusant les activistes et avocats de mener une « guerre subversive contre l’État ». Ce signalement sert de justification pour la prise de mesures exceptionnelles, et le plus souvent ouvertement illégales, à leur encontre. C’est un véritable traitement d’« ennemi intérieur » à l’égard des défenseur.e.s, leaders sociaux et juristes qui fait de la simple exigence du respect de la loi une activité à haut risque.

 

 

Un contexte difficile pour la lutte contre l’impunité

 

Si la défense des droits humains en Colombie implique un risque très fort pour les avocat.e.s, activistes et fonctionnaires public/que.s engagé.e.s, ce risque s’aggrave lorsqu’il s’agit de procès comme celui qui est aujourd’hui mené contre l’ex-président et ex-sénateur Alvaro Uribe. La recherche de la vérité sur les responsables des crimes contre l’humanité est un des chapitres les plus importants de cette lutte pour le droit. Accusé d’avoir participé dans quelques-uns de ces épisodes, l’ancien président Uribe est aujourd’hui poursuivi dans des procès où Maître Villalba intervient en tant que  représentant des victimes. Le 4 août dernier, M. Uribe a été assigné à résidence par la Cour suprême dans le cadre d’une enquête relativement mineure : manipulation de témoins et fraude procédurale. Chef d’État de 2002 à 2010, sénateur de 2014 à 2020[4], il reste une figure publique dotée d’une grande capacité d’influence sur les institutions malgré son état de détention provisoire. Si cette mesure de privation légale de la liberté est prise pour la première fois à l’encontre d’un ex-président colombien, il ne compte pas moins sur un soutien populaire non négligeable, et demeure bien épaulé par des groupes économiques puissants.

L’affaire remonte à 2012, date à laquelle M. Uribe porte plainte pour diffamation contre le sénateur Ivan Cepeda, à l’époque député devant la Chambre de représentants. En tant que membre de la Commission des droits humains de cette chambre, M. Cepeda avait reçu la mission de visiter les prisons pour informer ses collègues de la situation carcérale — définie comme « extrêmement grave » par la Cour Constitutionnelle[5]. Au cours de cette mission, il recueillit de nombreux témoignages qu’il a ensuite présentés devant des institutions telles que le bureau du Ministère public, le bureau du Procureur et le bureau du Défenseur du peuple. Parmi ces témoignages, deux signalent la participation de l’ex-président Uribe dans la création de groupes paramilitaires. Lorsque M. Cepeda met en garde les autorités, l’ancien président l’accuse d’avoir « soudoyé » les témoins. Mais, six ans plus tard, la Cour suprême innocente M. Cepeda et ouvre une enquête contre M. Uribe pour corruption de témoins et, , décide finalement de son assignation à résidence en raison du « risque de fraude » procédurale. . Passible de 8 ans de prison, ceci n’est ni le seul délit qu’on lui reproche, ni le plus grave, puisque d’autres enquêtes ont été ouvertes pour des événements liés à des actions perpétrées par des groupes paramilitaires à l’encontre de la population civile : les massacres d’El Aro, La Granja et San Roque, pendant les années 1990, l’assassinat du défenseur des droits humains Jesus María Valle, et même les exécutions extrajudiciaires commises par l’Armée sur des personnes protégées en vue d’obtenir une amélioration des indicateurs quantitatifs dans la lutte contre les guérillas.

 

 

Menaces et intimidations

 

L’avocat Reinaldo Villalba est membre du Corporacion Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (CCAJAR) depuis 27 ans. Le CCAJAR est une organisation non gouvernementale colombienne de défense des droits humains qui vise à contribuer à la lutte contre l’impunité et à la construction d’une société juste et équitable[6]. Elle bénéficie d’une grande reconnaissance nationale et internationale grâce à son travail acharné en faveur de la Justice qui a permis l’obtention, aussi bien au niveau du système judiciaire colombien que devant le système interaméricain des droits humains, de plusieurs sentences emblématiques ayant permis de faire la lumière sur certains des plus sombres épisodes de l’histoire colombienne. ,. La grande visibilité de ces affaires a exposé les membres du CCAJAR à des attaques, des menaces, des intimidations continues depuis sa fondation. La plus récente de ces attaques a été rendue révélé par le magazine colombien Semana dans un article démontrant que les membres du CCAJAR comptent parmi les 130 personnes faisant l’objet d’une opération de « profilage » et de « surveillance » de grande ampleur menée par l’Armée colombienne. Cette opération semble reposer sur l’intérêt des militaires d’entraver le travail de représentation judiciaire que la CCAJAR mène au profit des victimes d’exécutions extrajudiciaires, affaire pour laquelle plusieurs membres de l’institution militaire ont été poursuivis et condamnés.

Selon Maître Villalba, ces tactiques ont toujours été utilisées par de hauts fonctionnaires du gouvernement depuis la fondation du Collectif, mais leur déploiement s’est intensifié tout au long de la présidence de M. Uribe. Ce recours aux institutions militaires et aux agences de renseignement  pour mettre à mal le à travail réalisé par le CCAJAR[7] se matérialise de nouveau lorsque Maître Villalba assume la défense des intérêts du sénateur Cepeda devant la Cour suprême, d’abord comme suspect, puis comme victime dans le procès contre l’ex-président. À la suite de l’assignation à résidence de M. Uribe, une campagne internationale de diffamation et de menaces de mort a été mise en place contre Maître Villalba et son client. Si la défense en justice implique d’abord une revendication de la justice, toute lutte pour la justice en Colombie part de l’exigence du respect de l’État de droit par le gouvernement. Maître Villalba fait aujourd’hui, une fois de plus, l’expérience de cette lutte pour le droit.

 

 

Inquiétudes

 

Peace Brigades International est une organisation non gouvernementale internationale reconnue par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Droits Humains en Colombie. Elle maintient des équipes d’observateur/trice.s et accompagnateur/trice.s internationaux/internationales dans des zones du pays touchées par le conflit. L’objectif global de son travail est de protéger le travail des personnes défenseur.e.s des droits humains en Colombie ; elle vise à renforcer leur sécurité physique, numérique et politique et à améliorer leur bien-être. Pour cela, ses volontaires maintiennent une communication constante avec les autorités civiles et militaires colombiennes, ainsi qu’avec les organes de contrôle de l’État, d’autres ONG, le corps diplomatique, les organisations internationales et le gouvernement des autres pays. Le CCAJAR est soutenu et accompagné par PBI depuis 1995 afin d’assurer la sécurité, la sûreté physique de ses membres et la garantie que leur travail sera réalisé de manière indépendante et sans crainte d’intimidation, conformément aux Principes de base relatifs au rôle du barreau[8] adoptés par l’ONU.

PBI exprime sa grande préoccupation concernant les risques accrus encourus par Maître Reinaldo Villalba. Depuis qu’il représente le sénateur Ivan Cepeda, il a été vilipendé par les autorités et qualifié de défenseur du terrorisme et d’auxiliaire des forces de la guérilla, il subit des intimidations par des inconnus qui rôdent près de son lieu d’habitation et des attaques par voie numérique. Une campagne de diffamation payée par le fils de M. Uribe a même été entamée aux États-Unis visant l’intégrité de M. Cepeda et son avocat. S’il est vrai que Maître Villalba était déjà un des avocats le plus menacés du pays, les conditions actuelles, marquées par le procès contre M. Uribe, aggravent sensiblement les risques contre sa vie, son intégrité et son travail de défenseur. PBI veut rappeler que le respect, la protection et la garantie de l’activité des avocats du CCAJAR, et en général de tous les défenseur.e.s des droits humains, est une obligation indéfectible de l’État colombien et de la communauté internationale. C’est pour cela que PBI insiste sur la nécessité urgente de faire lumière sur l’origine des menaces et des intimidations à l’encontre de Maître Villalba et de son client, de les faire cesser immédiatement et de poursuivre leurs auteur.e.s et responsables. De la même manière, PBI insiste sur la nécessité de cesser les signalements provenant du gouvernement à l’encontre du CCAJAR et de ses membres. En cohérence avec la promesse de paix, l’État colombien doit s’engager fermement dans le respect des principes de l’État de droit qui guident son action. La lutte contre l’impunité, comme compromis global, doit toujours venir accompagnée du respect de l’État de droit.

 

Lucas Restrepo

 

 

[1] Sur la lutte internationale contre l’impunité, voir le « Rapport Joinet » : http://www.derechos.org/nizkor/doc/joinetf.html#A, consulté le 7 septembre 2020.

[2] Cet examen préliminaire porte essentiellement sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre qui auraient été commis dans le cadre du conflit armé entre et au sein des forces gouvernementales, des groupes armés paramilitaires et des groupes armés illégaux, notamment les crimes contre l’humanité suivants : meurtre, transfert forcé de population, emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté, torture, viol et autres formes de violence sexuelle ; et les crimes de guerre suivants : meurtre, attaque dirigée intentionnellement contre la population civile, torture, autres traitements cruels, atteintes à la dignité de la personne, prise d'otages, viol et autres formes de violence sexuelle, et utilisation d'enfants pour les faire participer activement à des hostilités. L'examen préliminaire porte également sur l’existence et l’authenticité de procédures nationales relatives à ces crimes. Voir : https://www.icc-cpi.int/Pages/item.aspx?name=pr1510&ln=fr, consulté le 7 septembre 2020.

[3] Sur les difficultés de la mise en œuvre des normes colombiennes concernant les droits humains, la paix, la justice et l’équité sociale, voir : https://www.abogacia.es/actualidad/noticias/abogacia-en-riesgo-reynaldo-villalba-de-ccajar-analiza-la-situacion-en-colombia/, consulté le 7 septembre 2020.

[4] Suite à son assignation à résidence, M. Uribe a décidé de démissionner de ses fonctions comme sénateur.

[5] Sur la déclaration de la situation carcérale colombienne comme « état général d’inconstitutionnalité », voir l’arrêt de la Cour Constitutionnelle T-153 de 2008, à consulter ici : https://www.corteconstitucional.gov.co/relatoria/1998/t-153-98.htm. À l’époque de l’enquête mené par M. Cepeda, quatre ans s’étaient écoulés lors de l’arrêt de la Cour sans qu’aucune mesure efficace d’amélioration en faveur de la population carcérale n’ait été prise par les autorités. Voir : https://www.ambitojuridico.com/noticias/informe/penal/el-eterno-estado-de-cosas-inconstitucional-de-las-carceles-colombianas, consulté le 7 septembre 2020.

[6]  Pour en savoir plus sur le CCAJAR, voir : https://www.colectivodeabogados.org/.

[7] Voir : « El compromiso político nos mantiene vivos », en : https://pbicolombiablog.org/2020/08/12/el-compromiso-politico-nos-mantiene-vivos-reynaldo-villalba/#sdfootnote2sym, consulté le 7 septembre 20.

[8] Voir les Principes de base relatifs au rôle du barreau, adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990. Voir : https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/RoleOfLawyers.aspx, consulté le 7 septembre 2020.