En juillet 2018, l’organisation Atiriri Bururi ma Chuka Trust (aussi connue sous le nom d’ABC Trust) a demandé à PBI de l’accompagner à une audience de la Cour concernant son procès. Depuis l’époque coloniale, ABC Trust fait campagne pour récupérer une section particulière de la Réserve nationale du Mont Kenya à Chuka, qu’elle revendique comme faisant partie de ses terres ancestrales.
Le 8 janvier 2016, 19 membres d’ABC Trust ont été arrêté.e.s et accusé.e.s d’être dans la forêt sans permis et d’y avoir érigé illégalement une tente. L’affaire a traîné en longueur et les audiences ont souvent été reportées à la dernière minute. Elle n’a pas encore été entendue par un tribunal, un exemple de la criminalisation du travail des défenseur.e.s des droits fonciers et environnementaux. L’audience de la Cour a finalement eu lieu le 17 juillet 2018. Deux témoins dans l’affaire, des agents forestiers, ont témoigné, mais le troisième n’a pas pu comparaître, transféré dans un autre poste de police. En conséquence, le juge a reporté l’audience au 21 août 2018 afin de pouvoir entendre son témoignage.
Au cours de cette visite, nous avons accompagné Wendy Mutegi, DRH et avocate, ainsi que Silas Mutegi et Ngai Mutuoboro, membres actifs d’ABC Trust, et avons pu observer l’état de leurs terres ancestrales. Nous avons observé leur arbre le plus sacré, qu’ils appellent mugumo wanyuenje, utilisé à des fins spirituelles, et comment l’introduction d’eucalyptus et de maïs drainant l’eau dans la forêt affecte négativement la zone protégée en asséchant le sol et en dévastant la forêt.
Le 21 août, pour donner suite à une autre demande d’ABC Trust, PBI Kenya est retourné à Chuka pour une autre audience. Cependant, celle-ci a été reportée du fait de l’absence du juge. Il a ensuite été convenu que PBI et ABC Trust pourraient examiner les recommandations en matière de sécurité liées à la séance d’évaluation des risques fournie précédemment par PBI.
PBI est retournée à Chuka au début du mois de septembre 2018 afin de mener des activités de communication externe, de plaidoyer et de sensibilisation.
Ngai Mutuoboro est né à Chuka, au Kenya, en 1939. Il décrit son enfance comme étant l’époque «où le peuple colonial est venu», l’époque du colonialisme britannique. Ce dernier explique comment les colons ont pris les terres de sa communauté. Il s’agit pour lui de la principale raison du soulèvement Mau Mau qui a suivi dans la région : « la terre que le peuple colonial était censé rendre au peuple Chuka, il ne lui a jamais tout rendu. » Pendant le soulèvement, Ngai a joué un rôle d’agent secret, transmettant des informations du gouvernement au mouvement Mau Mau. Il se souvient du danger que cela représentait : « Quand j’ai été arrêté par les Blancs, j’ai été battu et torturé et toutes mes dents ont été cassées. C’est pour ça que je n’ai pas de dents. Ils (les Britanniques) m’ont condamné à mort en 1953. » Certains officiers sont intervenus en sa faveur, émus par son jeune âge. Même si le soulèvement n’a pas réussi comme il l’espérait, Ngai Mutuoboro a continué à se battre pour sa terre jusqu’à aujourd’hui. Il est l’un des fondateurs d’Atiriri Bururi ma Chuka (ABC Trust), « les gardiens du territoire de Chuka » en français, une organisation qui compte environ trois mille membres et dont le but est de « sauvegarder les droits et intérêts environnementaux de la communauté Chuka ». ABC Trust a mené une lutte acharnée pour récupérer les terres ancestrales de l’époque coloniale jusqu’à nos jours.
Les terres revendiquées par le peuple autochtone Chuka sont connues sous le nom de Forêt de Magundo Ma Chuka et sont partiellement situées dans ce qui est actuellement le Parc national et la réserve forestière du mont Kenya. Le mont Kenya a été déclaré réserve forestière en 1934 et désigné par l’UNESCO comme réserve de biosphère et site du patrimoine mondial respectivement en 1978 et 1997. Bien que ce statut ait permis de mieux faire connaître l’existence de la région à l’échelle nationale et internationale, il a également entraîné la suppression des réclamations présentées par ABC Trust et le report de leur règlement. Outre son immense valeur écologique et économique, Magundu ma Chuka est d’une grande importance spirituelle et religieuse pour la communauté. La forêt est le foyer des êtres spirituels de celle-ci et certains arbres sont considérés comme sacrés. Ils avaient pour coutume d’effectuer des rituels et des célébrations dans la forêt pour demander des bénédictions. Ngai nous raconte comment le mugumo et le muringa sont des arbres de grande valeur spirituelle, utilisés à des fins médicinales :
« Sous cet arbre mugumo, nous allions prier pour la pluie, pour faire face à la famine ou à de mauvais esprits ».
Depuis que le mont Kenya a été placé en zone protégée, la communauté n’a pas pu accomplir ses rituels traditionnels, poursuit-il, « le Service forestier kényan est celui qui permet à l’homme de vivre dans la forêt. Donc, si vous devez traverser la limite de la forêt, vous avez besoin d’un permis que vous payez. Même si vous voulez juste prier. Tant que vous voulez accéder à la forêt, vous payez pour l’avoir ».
La communauté dénonce le fait d’avoir été empêchée de vivre sur ses terres ancestrales et de pratiquer ses rituels traditionnels. Les membres d’ABC Trust expriment également leur profonde inquiétude quant à la façon dont la forêt se dégrade de manière significative : la réduction et la destruction de la végétation, l’érosion des sols, la restriction de la capacité des animaux à se déplacer, l’exploitation forestière illégale et l’introduction d’espèces qui endommagent l’écosystème sont quelques-uns des dommages qui ont affecté la réserve ces dernières années. Ngai parle du cas spécifique des muthaiti :
« L’exploitation forestière illégale dans la réserve du mont Kenya a été dénoncée dans des rapports à l’UNESCO depuis 2000 ». Il exprime également ses préoccupations concernant l’introduction d’espèces qui affectent l’écosystème, comme l’eucalyptus : « Si vous plantez l’eucalyptus, il gâchera toute la terre. L’eucalyptus est utilisé à des fins commerciales : pour les poteaux électriques et le bois de chauffage. Il ne permet pas à d’autres plantes de pousser autour de lui ».
La construction d’une clôture électrique pour délimiter et protéger la réserve forestière a également été un sujet de préoccupation pour ABC Trust. Sa construction a commencé en 2009 et son objectif déclaré est de protéger les habitants des environs et leurs cultures des dommages causés par les grands mammifères qui s’éloignent de la forêt. Les recherches de l’UNESCO ont souligné que la principale conséquence de ce projet est l’obstruction de la migration naturelle de ces animaux, notamment les éléphants et les buffles, mais celui-ci a finalement été considéré en dernier ressort comme étant la meilleure option pour réduire les dommages qu’ils pourraient causer. Selon les membres d’ABC Trust, cette clôture répond avant tout au besoin de limiter l’accès à la forêt et de promouvoir la création des projets touristiques dans la région. L’association avait prévenu à l‘époque que la clôture électrique et les centres touristiques généreraient plus de dommages et de pollution que si les familles avaient étaient autorisées à y vivre. C’est pourquoi, de l’avis de Ngai, l’interdiction pour la communauté de s’installer dans la zone protégée et d’y accomplir ses rites est moins liée à la conservation écologique qu’aux intérêts économiques de certaines parties.
ABC Trust soutient que la communauté n’a pas été consultée au sujet de la transformation de ses terres ancestrales en aire protégée, et qu’elle n’a reçu aucune compensation pour avoir été expulsée. De plus, elle n’a été ni informée ni consultée sur les futurs projets touristiques mis en place dans la région, ni sur leur impact potentiel. Depuis qu’ils ont été dépossédés de leurs terres, les membres de la communauté ont le sentiment que nombre de leurs droits, tant dans la Constitution kényane de 2010 que dans la législation internationale, ont été violés ; le droit de vivre dans un environnement adéquat et sain ; le droit à la culture et à l’expression ; le droit à l’information ; le droit à la terre, à l’eau et à la nourriture… Ces incidents ont mené ABC Trust et ses membres à trouver de nouvelles façons de porter leurs revendications à l’attention du public.
ABC Trust s’est tourné vers le gouvernement pour chercher un accord ; en 1978, le cas a été présenté au gouvernement du premier président du Kenya, Jomo Kenyatta. Les négociations ont échoué, mais ABC Trust a poursuivi sa lutte et, malgré le manque de ressources, a constaté que les voies légales offraient un moyen possible de faire respecter les droits de la communauté. C’est pour cette raison que Ngai, au nom d’ABC Trust, a pris contact en 2001 avec Wendy Mutegi, avocate spécialisée dans les droits humains et fille d’un ancien de la communauté Chuka, pour lui demander conseil dans cette affaire. Celle-ci se souvient que lorsqu’ils ont commencé à travailler ensemble, ABC Trust n’avait pas la documentation démontrant que la communauté était la propriétaire légitime du terrain et que ce groupe d’opposants n’avait aucune structure juridique. Dans une communauté où la tradition orale prédomine, les membres n’avaient aucune preuve physique à l’appui de leur demande. Ils et elles savaient de par leurs ancêtres que la terre leur appartenait et où se trouvaient ses frontières. Une visite de la Commission nationale des droits de l’Homme du Kenya en 2014 a fourni la preuve de l’occupation par la communauté de la zone revendiquée par ABC Trust.
En juin 2014, avec l’avis juridique de Wendy Mutegi, la communauté a présenté une demande au tribunal de Meru, demandant la protection de ses terres ancestrales, et le tribunal a ordonné que les permis accordés à certaines sociétés forestières soient annulés. Wendy estime que, sans cette ordonnance, neuf millions d’arbres auraient été abattus. L’existence de cette ordonnance en faveur d’ABC Trust a mis en lumière l’association, ce qui a eu un impact direct sur la sécurité de ses membres. Après avoir porté l’affaire devant les tribunaux, les membres de la communauté d’ABC Trust ont déclaré avoir reçu des menaces, avoir été suivi.e.s et placé.e.s sous surveillance. Madame Mutegi a été avertie que si elle voulait rester en vie, elle devrait retirer sa plainte et abandonner l’affaire, et elle a été victime d’une agression physique à laquelle elle a réussi à échapper. L’an dernier, un membre de ABC Trust a été tué par balle par des agents de sécurité alors qu’il contrôlait la forêt.
Le 18 septembre 2014, le tribunal a révoqué l’ordonnance interdisant l’abattage d’arbres dans la zone revendiquée par le Trust ABC. En réponse, quatre cents membres de la communauté, dirigé.e.s par les anciens, ont décidé d’occuper pacifiquement la forêt pour protéger les arbres sacrés. Le 8 janvier 2015, le groupe de manifestant.e.s a vu sa mission contrariée lorsque dix-neuf de ses membres, pour la plupart âgés de soixante-dix et quatre-vingts ans, ont été arrêté.e.s pour occupation illégale de la forêt. Les poursuites contre les manifestant.e.s se poursuivent jusqu’à ce jour. Les audiences ont été reportées à plusieurs reprises, des témoins n’ont pas comparu, en particulier des gardes forestiers, et le processus a été retardé année après année. Wendy Mutegi a clairement identifié une stratégie de criminalisation à l’œuvre dans cette affaire, dont le but n’est pas seulement de saper l’esprit de la communauté, mais aussi de retarder ses revendications et d’empêcher sa lutte.
Au Kenya, cette stratégie de criminalisation, associée à un vide juridique entourant les droits des autochtones et à une politique de restitution des terres trop récente et peu appliquée, sont autant de facteurs qui assombrissent le futur d’ABC Trust et constituent un obstacle à son désir de justice. Le Kenya n’a pas de législation spécifique pour les peuples autochtones et n’a pas encore signé la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones ni ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ou ratifié la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail. La Convention établit des instruments fondamentaux qui permettent aux communautés et aux États de protéger les terres ancestrales.
Les gardiennes et gardiens des terres de la communauté Chuka continueront, selon Ngai, à demander justice aussi longtemps qu’ils vivront, mais ils craignent que si les choses continuent comme elles sont, il n’y aura plus de forêt. Ngai dit : « Nous avons besoin d’aide pour continuer à nous battre pour la terre. Ces choses doivent être portées au plus haut niveau au Kenya et à l’extérieur. Il faut être conscient de l’existence de ces problèmes. Nous avons besoin de l’aide du côté des droits humains. » Ngai souligne que le gouvernement doit prendre au sérieux cette question, à laquelle le peuple Chuka est confronté. Ngai et Wendy n’excluent pas de porter l’affaire au niveau international. Quelques antécédents de mouvements de défense des droits fonciers dans la région ont dû aller au-delà du niveau national pour trouver une solution. Ainsi, le peuple indigène Ogiek, qui vit à la frontière entre la Tanzanie et le Kenya (dans les forêts de Mau et d’Elgon) : après avoir été expulsés de force de leurs terres à partir de 1911, un jugement de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, basée en Tanzanie, leur permit de retourner vivre sur leurs terres ancestrales. « C’est une victoire juridique sans précédent pour un peuple autochtone d’Afrique. Cet arrêt marque le premier jugement de la plus haute instance institutionnelle des droits humains en Afrique en faveur de la cause des peuples autochtones», s’est réjouit Lucy Claridge, la représentante légale du Minority Rights Group après la décision de la Cour.
L’engagement d’ABC Trust est inspirant. Ce sont des personnes âgées qui, en écoutant leurs ancêtres, ont continué à persister dans leur lutte pour récupérer leurs terres et cela sans chercher d’autres avantages que d’y retourner pour y vivre et protéger la forêt. «Elles sont en train de mourir. Mais elles meurent avec dignité et conviction. Elles ne font pas pression pour la reconnaissance des droits du peuple Chuka pour leur propre bénéfice. C’est dans l’intérêt de la génération future», commente Wendy Mutegi.
Ngai est visiblement nostalgique quand il explique que lui aussi pourrait mourir sans voir le fruit de sa lutte : « Si on nous rend notre terre, les arbres qui ont été abattus seront plantés à nouveau. Parce que l’arbre est celui qui apporte la pluie et sauve la forêt. » Il a passé des années à essayer de récupérer la terre, mais n’a pas perdu l’espoir de revenir un jour pour participer à la vie de la forêt à laquelle il aspire.
Delphine Taylor & Paulina Martínez Larraín
Traduction : Théo Locherer
Article original en anglais : https://pbi-kenya.org/news/2018-01/atiriri-bururi-ma-chuka-struggle-reclaim-ancestral-lands