Lorsque Francisco de Roux, président de la Commission de la Vérité en Colombie, prononce ces mots, en mars 2020, le chiffre mondial de victimes du Covid-19 n’a pas encore atteint celui des 260.000 personnes décédées en raison du conflit armé colombien. Il est certes difficile de comparer des situations aussi différentes, l’une étant d’origine naturelle et l’autre due à une intervention humaine mais ce qui est particulièrement frappant, c’est la disproportion des réactions politiques et de la couverture médiatique entre ces deux crises. En tout état de cause, le Covid-19 constitue un facteur aggravant dans cette crise humanitaire, sanitaire et économique persistante que vit la Colombie dans lequel, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’Accord de Paix entre l’ex-guérilla des FARC et le gouvernement colombien, n’a pas permis d’améliorer le sort des nombreux.ses défenseur.e.s des droits humains qui tentent de poursuivre leurs activités malgré un contexte sécuritaire délétère marqué par les menaces de mort, le harcèlement, la criminalisation et les assassinats.
Les défenseur.e.s des droits humains pointent du doigt à la fois l’aggravation de leur situation de sécurité celle des populations ou individus vulnérables qu’ils et elles représentent ou auxquels ils et elles appartiennent. Dans une résolution du 10 avril 2020, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) a précisé que les groupes les plus susceptibles de subir des impacts négatifs en matière de droits humains à l’occasion de cette pandémie sont les personnes âgées, les personnes privées de liberté, les femmes, les peuples autochtones, les personnes déplacées, les enfants et les adolescent.e.s, les personnes LGBTI, les personnes d’ascendance africaine et les personnes en situation de handicap, aggravant et/ou augmentant de fait les violations des droits humains qu’ils et elles subissaient avant la crise sanitaire et qu’ils et elles continuent de subir.
Le confinement, de mise en Colombie depuis le 18 mars dernier, a restreint par exemple l’accès aux territoires des communautés indigènes, afro-colombiennes et métisses. Cette mesure sanitaire, qui vise à protéger ces populations de la propagation du virus, a néanmoins des conséquences dramatiques. En limitant l’accès aux soins et à la nourriture de ces populations, elle expose ces communautés rurales à un autre mal surnommé « virus de la faim ». Dans un pays où le travail informel fait vivre près 47,6% de la population, les personnes ont besoin de sortir et de travailler pour pourvoir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Cette restriction de mobilité a par ailleurs un impact direct sur le travail de vérification et d’accompagnement des ONG nationales et internationales dans les situations d’urgences liées aux conflits armés.
Une autre victime oubliée de la crise sanitaire actuelle est la population carcérale. La peur de la propagation du virus a mis en avant la précarité des conditions de vie des détenus. Ainsi, ont éclaté, le 21 mars dernier, des soulèvements au sein de treize prisons colombiennes. Les prisonniers et prisonnières, soutenu.e.s par diverses ONG, dénoncent le manque d’infrastructures, l’absence de conditions sanitaires adéquates et dignes et le surpeuplement, qui les rendent d’autant plus fragiles face à l’épidémie. Le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques (FCSPP), accompagné par PBI depuis 1998, réalise un travail d’accompagnement et de vigilance dans les prisons afin de s’assurer du respect des droits fondamentaux. En raison de la pandémie, ses équipes ne peuvent plus réaliser de visites périodiques, ce qui réduit l’accès à l’information et contribue à invisibiliser la situation actuelle dans les centres pénitenciers du pays. Toutefois, l’ONG est devenue particulièrement active sur les réseaux sociaux, révélant notamment l’usage excessif de la violence par les forces de police dans la prison La Modelo de Bogotá qui, en réprimant les protestations des prisonniers face aux craintes du coronavirus, a provoqué la mort de 23 personnes, et fait 90 blessés le 21 mars dernier.
Le confinement affecte également les défenseur.e.s des droits humains dont l’action vise à protéger les personnes et populations vulnérables. Les assassinats de leaders communautaires et personnes défendant les droits humains n’ont pas cessé depuis le début du confinement, bien au contraire. Certains leaders, comme Luis Olave, originaire de la région du Choco, parlent de « double » confinement : l’un créé pour lutter contre la propagation du virus, l’autre développé par les communautés pour se cacher des acteurs armés. Comme l’a souligné le bureau du Haut-Commissariat de l’ONU pour les droits humains, les groupes armés semblent profiter des mesures de confinement pour étendre leurs zones de contrôle, et perpétrer des actes violents contre les leaders sociaux et les communautés indigènes, afrodescendantes, métisses et paysannes.
Cette aggravation de la situation des défenseur.e.s des droits humains et des populations vulnérables qu’ils et elles défendent, surgit alors que le gouvernement colombien n’a de cesse de minimiser le caractère politique et systématique des agressions perpétrées contre les défenseur.e.s des droits humains. Ce constat est d’autant plus alarmant que le Tribunal de Bogotá a ordonné en 2019 à l’État colombien de prendre des mesures de protection pour toutes les personnes qui défendent les droits humains en Colombie.
La Colombie compte plus de 8200 protocoles de protection accordés par l’Unité nationale de protection (UNP), dont 60% sont accordés aux personnes exerçant une activité de leadership social ou de défense des droits humains. Avec plus de 60 leaders communautaires assassiné.e.s au premier trimestre 2020, trois ans après la signature de l’Accord de Paix, la mise en œuvre des mesures visant à protéger les défenseur.e.s des droits humains reste insuffisante et, dans certains cas, inefficace. Il est urgent de mettre en place une politique publique effective et efficace en concertation et avec la participation d’organisations de la société civile, comme le réclament depuis longtemps de nombreuses organisations sociales nationales et internationales.
Dans ce contexte difficile, où la vulnérabilité des défenseur.e.s des droits humains est accrue par l’invisibilité due à la surmédiatisation de la pandémie du coronavirus, le travail de protection de PBI reste plus que jamais nécessaire. Aujourd’hui, le projet de PBI en Colombie se poursuit et s’adapte aux contraintes actuelles. Un contact constant est maintenu avec les organisations et les autorités afin d’alerter sur les possibles situations d’urgences et continuer le suivi et l’accompagnement des personnes, communautés et organisations qui font face à un contexte particulièrement préoccupant.
L’urgence actuelle est la mise en œuvre d’un cessez-le-feu, appelé de ses vœux au niveau mondial par l’ONU, et soutenu en Colombie par de nombreuses organisations internationales, parmi lesquelles PBI Colombie, afin d’améliorer la préoccupante situation des droits humains en cette période de confinement généralisé. Parmi les cinq conflits armés qui mettent à feu et à sang le pays répertoriés par le CICR (Comité international de la Croix Rouge), seule la guérilla de l’Ejercito de Liberacion Nacional (ELN -Armée de Libération Nationale), a ainsi annoncé un cessez-le-feu unilatéral du 1er au 30 avril 2020, en raison de la pandémie.
Il est donc à souhaiter que cet état d’alerte mondial permette une prise de conscience de la situation d’urgence vitale et sociale dans laquelle se trouve bon nombre de défenseur.e.s des droits humains et qu’une réaction politique à la hauteur de celle mise en œuvre pour contrer la propagation du Covid-19 soit décidée.
Aurore Choquet